J’ai votre attention? Donnez-moi votre mémoire.

Après des années à capter notre attention, les grandes entreprises de la tech s’intéressent maintenant à quelque chose de plus profond : notre mémoire. Pas seulement ce qu’on regarde, mais ce qu’on retient.

Ces 2 ou 3 dernières années, nous avons tous été saturés de grands discours sur l'intelligence artificielle. Les gouvernements, particulièrement les États-Unis, ont embrassé l'IA avec la ferveur des temps révolus de la guerre froide. Même l'Union Européenne, tancée par le rapport Draghi, singe quelques grimaces en tentant d'accompagner le cortège. Les patrons de la Silicon Valley promettent l'abondance, le revenu universel et même l'immortalité – tout ceci grâce à des machines qui comprennent, prévoient, planifient et, peut-être bientôt, perçoivent le monde tout comme nous.

Mais sous l’hyperbole se cache quelque chose de plus cynique et de plus dangereux : une campagne coordonnée visant à normaliser l’IA, non seulement comme outil, mais comme nouveau support de contrôle social.

Commençons par reconnaître ce qui est vrai. L’IA est effectivement puissante. Elle peut rédiger des textes, générer des images, simuler la parole, analyser des schémas et automatiser des tâches autrefois réservées à l’intelligence humaine. Mais elle est aussi — comme toute technologie majeure avant elle — rapidement absorbée par les rouages de l’État et du capital. Ce simple fait devrait nous alerter.

L'Union Européenne, entravée par des décennies d’idéologie stagnante et ce que l’on ne peut que qualifier d’incompétence structurelle, a abandonné bon nombre de ses responsabilités au secteur privé. De son côté, les États-Unis, confrontés à la complexité des crises sociales, environnementales et géopolitiques actuelles, préfèrent les solutions simples — l’illusion du contrôle par le code. Et qui mieux que la Silicon Valley pour offrir ces illusions, là où les dirigeants contrôlant le développement de l’IA contrôlent également le récit de sa prétendue nécessité ?

Le résultat est une alliance contre nature. D’un côté, la Silicon Valley obtient ce qu’elle a toujours voulu : de l’argent, des données, et un mandat élargi pour gouverner à la place des institutions élues. De l’autre, le gouvernement américain a le sentiment de gagner une course contre la Chine, dans un conflit davantage façonné par la mythologie que par la realpolitik. L'UE, pantelante, balbutie une posture moralisatrice, faute de mieux, mais ne trompe personne: l’IA devient non pas une technologie, mais un symbole — le moteur à réaction du XXIe siècle, le levier avec lequel les empires se meuvent.

Mais si l’IA est un levier, que cherche-t-on à déplacer ?

Bouche en cœur, les partisans répondent : la société. Nous serions à l’aube d’un bouleversement. Les machines feront le travail, les humains seront libérés, et le revenu universel suivra. Pourtant, comme l’a souligné le chercheur Arvind Narayanan dans son essai "AI as Normal Technology", rien ne prouve que de tels résultats transformationnels se matérialiseront. L’IA sera adoptée lentement, de manière inégale. Elle bouleversera certains secteurs, oui. Elle éliminera des emplois, oui. Mais la société dans son ensemble ne sera pas bouleversée du jour au lendemain. Le saut entre perturbation et utopie est idéologique, non empirique.

À mon humble avis, ce que nous observerons, immanquablement, c’est une concentration accrue du pouvoir. L’IA offrira aux entreprises déjà dominantes de nouveaux moyens d’ancrer leur hégémonie. La nouvelle frontière de cette mainmise n’est plus les moteurs de recherche ou les réseaux sociaux — c’est la mémoire.

La mémoire est ce que recherchent désormais les modèles d’IA. Non au sens poétique, mais au sens infrastructurel. La clé d’une IA plus performante est une mémoire à long terme : des données persistantes sur qui nous sommes, ce que nous avons dit, ce que nous aimons, ce que nous craignons. Les entreprises de la Silicon Valley s’empressent de construire des systèmes de mémoire qui apprennent au fil des conversations, des plateformes, des vies entières. L’objectif n’est pas seulement de mieux vous servir. C’est de vous connaître mieux que vous ne vous connaissez vous-même.

C’est là le vrai danger. Non pas des robots conscients ou des scénarios de science-fiction, mais l’extraction lente et silencieuse de notre territoire cognitif. La mémoire est ce qui nous rend humains. Elle fonde la continuité, l’identité et la résistance. Une fois externalisée — une fois que nos pensées et habitudes les plus intimes sont capturées par des systèmes commerciaux — l’autonomie devient une façade. La surveillance n’est plus épisodique, elle devient existentielle. Imaginez les marques de Google, Meta – Facebook, Instagram, Whatsapp, Gmail, Search,... propulsés par une IA qui connaît la vie intime de chacun d'entre nous. Imaginez que toutes nos faiblesses soient exposées à un agent conversationnel d'une intelligence qui n'a de commune mesure que le cynisme marchand.

Nous devons résister à cela. La communauté open source doit se mobiliser, tout comme les institutions souveraines telles que l’Union européenne dont on veut croire qu'elle se donne encore les moyens, parfois, de protéger les citoyens plutôt que de les livrer en pâture au capital. Nous avons besoin de systèmes de mémoire publics, gouvernés localement, technologiquement souverains. Des systèmes qui servent les individus, non les plateformes. Des systèmes qui oublient lorsque nous le leur demandons. Des systèmes qui ne troquent pas l’intimité contre l’optimisation.

L’intelligence artificielle est là pour rester. Elle deviendra, avec le temps, une technologie normale — intégrée à l’infrastructure de la vie quotidienne. Mais ce que nous faisons maintenant déterminera si elle devient un outil de libération ou de domination.

Ce n'est pas tant l'IA qu'il faut redouter, mais l'architecture de pouvoir qu'elle consolide.

Assurons-nous de nous souvenir de qui nous sommes, avant de l’oublier.

© Candide Kemmler 2025

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